
Contribuer à écrire un nouveau récit de société, c'est prendre le temps. Il faut savoir être enthousiaste pour résister à l'appel du toujours plus qui nous détourne de l’essentiel. A la bibliothèque de Rue de Noisy-le-Grand, nous prenons le temps de faire résonner le livre avec d'autres formes artistiques. Des années à dessiner avec les enfants. Deux ans que je peins, que je cherche à raconter. Raconter quoi ? Installée au pied d’un hôtel social et animée par une petite dizaine de bénévoles, la bibliothèque de rue de Noisy-le-Grand est fréquentée par des enfants entre six et douze ans. Aux beaux jours, le groupe peut monter jusqu’à trente. Le foot et les mangas, se mêlent à la littérature, aux poèmes, aux dessins. Il n’y a aucune raison de penser que certains seraient capables d’entrer dans le monde des relations et de la créativité, alors que d’autres en seraient bannis. J’aime beaucoup ces propos de J.Wresinski. Certains pourraient y voir la puissance de l’art Brut. J’y vois plus que cela. Pour les illustrer, j’aimerais vous emmener à travers un instantané de cette bibliothèque. Il relate la visite d’une exposition à Paris. Alors allons-y, j’ouvre l’album des souvenirs. Peindre Boubacar, Chakib et les autres se moquent toujours un peu de Vansh. Lui qui parle tout seul et dessine inlassablement des RER tous les samedis tandis que les autres garçons jouent au foot et que nous leur lisons des histoires entre deux parties. Le comble de la joie : être dans les transports avec nous. Vansh me tire par la manche. Monsieur ! Je ne comprends rien à ce qu'il raconte. J'entends " metro parisien", je distingue le nom des stations qu'il égrène, ravi. J'acquiesce. Il rit. Nous organisons une sortie aujourd'hui. C'est exceptionnel. La bibliothèque de rue sort de sa rue en quelque sorte. Une bibliothèque hors-les-murs dirait-on si nous étions célèbres. Sauf que nous n'avons pas de murs. Enfin pas de toit plutôt. Des murs, il y en a pleins au pied de l'hôtel social oú l'on pose les couvertures sur le trottoir, tous les samedis. Aujourd'hui, c’est samedi mais nous allons à la médiathèque de la Canopée, au centre de Paris. La médiathèque expose notre célèbre couverture de rue, cousue des tissus avec des dessins d'enfants, lavée, pliée avec soin par Brigitte; des collages issus des dessins que nous avons récupérés, quelques poèmes et mes propres peintures. Un projet qui me tient à coeur. Peintures et dessins de rue. Pour fêter ça, la médiathèque a invité les enfants à goûter et nous a proposé d'organiser l'activité de notre choix. Nous avons choisi le flocage sur t-shirt. La maman de Vansh se tient au fond du wagon avec sa fille Avneet. En moi-même j'appelle Avneet la jeune poétesse. Mais je ne lui dis pas comme ça. Avneet est très timide. Plus tard dans la journée, quand je leur ai demandé à toutes les deux si elles avaient vu l’exposition avec le poème d'Avneet, elle a baissé la tête en souriant. Pendant la nuit, On voit les étoiles et la lune Et le soleil prend leur place Et les saisons se déplacent Avant de venir, entre la séance du matin et notre sortie, Alexandra nous a questionnés sur notre auteur préféré. Intermède littéraire qui a vite dérivé vers les mangas. Parce que les enfants adorent. Drôle d'image de la société japonaise à la fois si poétique et névrosée avec ses cadences infernales, ses héroïnes hypersexualisées. Nous y voilà, à nos résonances : le livre et le dessin. Les poèmes et la peinture. Le foot et les mangas. Ânes est le plus jeune. Une voix d'ange. C'est la mascotte du groupe. Son frère lui tient la main, les autres ont du mal à rester près de nous. La foule du samedi empêche la petite troupe de demeurer groupée. Ils ont entre cinq et douze ans. Je les re-compte. seize. Vansh me tient la main, nous marchons en tête avec Mohamed. Il me demande s'il est célèbre depuis que son portrait est accroché dans la Canopée. On rit. Plus tard je le prendrai en photo à côté du tableau. Nous avons des nouvelles de Yacouba sur notre groupe WhatsApp. Il est resté coincé juste avant de partir dans l'ascenseur capricieux de l'hôtel social. Il jurera plus tard que c'est la dernière fois qu'il le prend. Vous voyez disent les mères, ne jamais aller seul dans l'ascenseur. Je m'imagine bien dire ça à mes propres enfants. Yacouba nous rejoindra peu après plus tard avec Agnès et Fatma, sans avoir eu le temps de manger à cause du maudit ascenseur. Tout l'après-midi il attendra le goûter. Nous rentrons dans la médiathèque. Les garçons louchent sur les baby-foot et les ordinateurs. On va faire quoi ? Les animatrices nous accueillent. Ophélie, une bibliothécaire, explique. Les enfants doivent choisir une couleur, se mettre par deux, dessiner ou choisir un motif. Les mangas ont du succès. Une machine oblongue pré découpe les dessins numérisés sur une sorte de calque. Il faut enlever la matière en surplus à la pince à épiler. C'est minutieux. Deux animatrices passent l'après-midi pour aider les enfants. La troisième est à l'ordinateur et scanne les dessins. Ensuite poser le calque sur un t-shirt. Agnès presse et repasse. Puis il faut décoller de nouveau, délicatement. Le t-shirt est enfin prêt. Boubacar dit qu'il aimerait faire ça toute sa vie. Les animatrices qui découpent depuis deux heures soupirent en riant. Ikram adorerait avoir cette machine chez elle. Elle a vu sur internet qu'on pouvait en acheter, elle implore sa mère. On a pas d'argent. Mais on pourrait faire une entreprise s'écrit-elle. Ikram n'est pas aussi timide qu'Avneet. Elle demande à Julie si certains tableaux de l'exposition iront au Louvre. Ikram à l'oeil, elle dessine très bien. Elle a aussi écrit des poèmes avec sa copine Meriem. L'un d'entre eux est exposé. Un poème solaire, un peu loufoque qui leur ressemble. Une jolie fleur sur ma tête Un ver de terre sort du violon Une tomate dans ma bouche Il y en a beaucoup chez moi On a passé la journée avec les enfants à dessiner, faire des jeux de société, jouer au baby foot, rêver à dessiner des t-shirt toute sa vie, rire, exposer nos œuvres. On n’a pas lu un seul livre dans cette gigantesque médiathèque. Et pourtant on a touché au fondement de l'éducation artistique et culturelle en faisant fi des disparités sociales et territoriales. Bientôt c'est l'heure de partir. Les garçons courent entre les rayonnages de livres . On compte les cartes à jouer pour s'assurer que rien ne manque. Meriem a disparu. Sa mère s'inquiète. On cherche. Croche-patte, rires. Nous prenons une photo de groupe avec les Tshirts. Adem se met de dos pour montrer son nom derrière et le numéro 7 qu'il a tracé. Vansh a choisi un dessin de batman. Il est fier. Alain prend la photo. Annonce au micro : la médiathèque ferme. Il manque deux tshirts à terminer. Vite. Oú est Meriem? Brigitte la retrouve dans un coin de la bibliothèque en train de lire. Nous étions quand même venus pour ça aussi non ? On remercie les animatrices. Yacouba n'a pas assez mangé au goûter, peut-il en avoir encore ? Tout le monde est prêt. On dit au revoir, nous sortons. Je compte et recompte à nouveau les enfants quand on monte dans le rer. Agnes sermonne les garçons qui s'énervent. Je descends à Vincennes, laissant les autres ramener les enfants jusqu’à Noisy. Quel calme tout à coup. Je m'assois, fatigué. Silence. J'intuite qu'il y a une période propice à propager l'idée que le progrès, synonyme de vie désirable n'est pas exclusivement porté ni par la technique ni par l'argent, sources de tant d'inégalités et de désastres. Plutôt par la profondeur des relations humaines. Lire, créer, s'amuser. Et vivre. Comme cette journée qui s'achève.
